ABSTRACT

Surtout ne pas penser. Comme on dit « Surtout ne pas bouger » à un blessé aux membres brisés. Ne pas penser. Repousser les images, toujours les mêmes, celles d’hier, du temps qui ne reviendra plus. Ne pas penser. Ne pas reprendre les dernières phrases de la dernière conversation, les mots que la séparation a rendus définitifs, se dire qu’il fait doux pour la saison, que les gens d’en face rentrent bien tard; s’éparpiller dans les détails, se pencher, s’intéresser au spectacle de la rue. Dehors, les passants marchent, se croisent, rentrent, partent. Il y a des ouvriers qui portent leur petit sac de casse-croûte vide roulé dans la main. Les bars dovient être pleins, c’est l’heure où l’on s’y bouscule. Ce soir, il y aura des femmes qui seront heureuses sur une terre à la dérive, une île flottante, une chambre où l’on est deux. Quitter la vitre, descendre? Dans la rue, il y aurait sûrement une aventure* pour moi. Les trottoirs sont pleins d’hommes avec leurs yeux chercheurs. Je n’aime pas les aventures. Je veux partir sur un bateau qui ne fera jamais escale.* Embarquer, débarquer, cela n’est pas pour moi. Cette image d’un bateau, je l’ai prise à mon frère, Lucien. « Je te promets un vaisseau qui tracera au milieu de la mer une route où pas un autre n’osera le suivre. » Il l’avait écrit pour Anna. Il doit être sept heures, il fait bon, c’est un vrai mois de juin avec des soirées tièdes qui font penser: « Enfin l’été…» La chaîne s’arrête à sept heures. Les hommes vont se ruer dans les vestiaires. Je commence ici ma dernière nuit. Demain je quitterai la chambre. Anna viendra chercher la clé. Il faudra la remercier. Elle ne s’étonnera pas, elle ne questionne jamais. Quand elle parle c’est toujours au présent. Elle est non point discrète ou pudique, mais idéalement indifférente. Lucien nous voulait amies, mais elle n’a besoin ni de confidente, ni de conseillère, ni de bienfaitrice. Quant à moi, j’ai perdu l’habitude. A treize ans, j’avais une amie « pour la vie »; à quinze ans, je n’avais plus que des camarades dont l’œil

devenait critique. D’ailleurs, j’étais déjà du côté de Lucien. Cette année de mes quinze ans, je lui abandonnai ma chambre. Jusqu’alors, mon frère avait dormi dans la cuisine, sur un lit que nous enlevions le matin. Pour le gagner à moi, je lui cédai ce qu’il désirait le plus, cette petite pièce carrée, ensoleillée jusqu’à midi, et qui ouvrait sur la cour. Quand la grand-mère nous vit déménager nos affaires, elle se fâcha. Pour l’apaiser, je lui promis que, désormais, je partagerais son grand lit. Cela lui fit plaisir, elle aimait parler la nuit, dans le noir. Une année avant la guerre, nous étions venus habiter chez elle puisqu’elle allait nous élever. En 40, nous traversions le Pont de Pierre* quand les premiers camions allemands arrivèrent. « Les Boches », dis-je à Lucien. Il prit le mot, le répéta partout. Il fallut lui apprendre à l’oublier. C’était le temps du collège. Nous nous disputions le soir, je le giflais, il déchirait mes papiers. Nous tracions à la craie des V sur nos chaussures; nous étions mal nourris, la grand-mère avait refusé que nous fussions placés à la campagne, elle ne voulait pas nous séparer d’elle. Aussi nous ne manquâmes pas un seul bombardement, pas une seule chaîne devant les épiceries. Chaque matin, Lucien et moi partions ensemble et, par prudence, je ne le quittais qu’à la porte de son école. Je continuai, après la guerre, à vouloir le conduire. Il me supportait à peine et je m’accrochais à lui. Comme il marchait vite, je pressais le pas. Nous traversions la place de la Victoire et ses bouquets de fleuristes. Dans chaque étalage trônaient les généraux vainqueurs. Lucien s’arrêtait, les regardait. Je m’arrêtais aussi. Il guettait cet instant, s’élançait, courait pour me perdre. Je le trouvais cynique, rusé. Je décidai que mon exemple serait pour lui la meilleure des morales.