ABSTRACT

Cependant, le problème d'une description de l'expérience est un problème paradoxal puisqu'il est à la fois le plus simple et le plus difficile de tous: il ne s'agit pas, en effet, d'expliquer le monde ou d'en découvrir les conditions de possibilité, ce qui reviendrait à 'raisonner', au lieu de 's'astreindre', comme Proust le dit dans Le Temps retrouvé, 'à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l'expression' (RTP, IV. 461). Il tente de formuler une expérience du monde, un contact qui précède toute pensée sur le monde. Cette descente dans l'irréfléchi à partir de l'écriture ne contredit pas la temporalité puisque l'inachèvement du sens (notre traduction du réel étant pauvre et inadaptée, soumise à l'habitude et à la paresse 1 ), indique déjà cette problématique du temps au cœur de l'existence. En effet, à la fin de Combray, le narrateur forme le projet de 'penser' aux côtés de Guermantes et de Méséglise ('je dois penser') comme à des 'gisements profonds de [son] sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels [il] [s']appuie encore'. L'image géo-logique des 'terrains' qui constituent le soutènement de son existence exprime l'ambivalence de son rapport à ces lieux d'enfance: 'résistant' à l'érosion des années (et cela d'autant plus que les impressions conservées ne relevaient pas d'un choix volontaire), ces lieux (qui sont aussi des moments) sont devenus, en raison de leur individualité même, constitutifs de la personnalité du narrateur, de ses goûts:

Mais c'est surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je m'appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. [...] Soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se torme que dans la mémoire, les fleurs qu'on me montre aujourd'hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d'or, ont constitué pour moi à tout jamais la figure des pays où j'aimerais vivre. (RTP, I. 182)