ABSTRACT

S’il y a des moments dans lesquels on se sent parcourir l’histoire par des chemins clairement dessinés et dont la direction n’est pas objet de doute ou de perpléxité, il y a d’autres époques historiques dans lesquelles on perçoit devant nous non pas une route, mais un croisement où les chemins se multiplient comme les langues se sont multipliées après la Tour de Babel et le songe de devenir dieux qui a fait les hommes monter si haut. Quand on refait aujourd’hui, avec cette distance critique que seul le temps nous peut offrir, la querelle Modernité / Post-Modernité, on perçoit que le problème qui, au fond, soutenait cette querelle était le premier problème de tous les problèmes philosophiques, la source de toutes les interrogations auxquelles la tradition occidentale (et peut-être aussi d’autres traditions non-occidentales) a toujours essayé de répondre pendant plus de vingt siècles, sous des expressions conceptuelles diversifiées: le problème de l’unité et de la multiplicité, qui s’écrit aussi sous les couleurs de l’identité et de la différence. H. Heimsoeth, en l’identifiant comme le premier de ses ‘Grands Thèmes de la Métaphysique Occidentale’, a introduit son approfondissement par les mots suivants: ‘La plus immédiate et primaire de toutes les questions philosophiques, qui se présentent à l’ esprit humain pour jamais se taire, est celle de l’occulte unité de l’être, qui se présente multiple et divisé, enveloppé dans la diversité colorée des expériences. Et ce premier problème de la métaphysique acquiert toute sa gravité avec la perception des contraires dans la réalité et avec la vivacité singulière avec laquelle ceux-ci s’imposent à nous en tant que traces dernières de l’existence spirituelle.’ 1 La fragmentation post-moderniste n’est plus qu’un symptôme d’une chute dans la pluralité extrême quand on ne réussit pas à voir que l’unité n’exclut pas la pluralité et que l’identité peut devenir riche et féconde quand elle ne signifie pas l’annulation de la différence (mais se laisse traverser par elle), aussi bien du point de vue ontologique et anthropologique que du point de vue épistémologique, herméneutique, éthique ou esthétique. On pressent que le vingtième siècle a signifié le couronnement d’une certaine modernité, la Modernité des Lumières où Faust a écrit le progrès avec les armes du pouvoir et avec l’unicité rationelle annoncée par Descartes dans son projet de faire des hommmes ‘comme maîtres et possesseurs de la Nature’ 2 sous les normes d’une Méthode où la Mathématique, coupée de la dimension mystique qui nourrissait les écrits de la Renaissance, devenait Mathesis Universalis, c’est-à-dire, ‘science de l’ordre, de la proportion et de la mesure’. 3 Mais on devine aussi aujourd’hui des signes d’une soif non apaisée: à côté de l’unidimensionalité informatique qui configure la matrice cybernétique de la communication présente dans les textes des pères des premières machines à penser, qui prolonge aujourd’hui la Mathesis cartésienne, se lève une matrice herméneutique, qui reprend une autre tradition enracinée dans la conscience de Pascal et de Vico, selon laquelle il y a d’autres ordres de discours que le discours de l’ordre géométrique ne réussit pas à dire, parce qu’íl y a d’autres réalités qui échappent à la rationalité mécaniste. Et si l’ on plonge la vision un peu plus loin, on reconnaît que ces réalités nous renvoient vers un fond qu’on ne peut expériencier et exprimer que dans les marges du silence qui sont aussi les limites du discours et de la connaissance: un fond devant lequel Nicolas de Cues, au quinzième siècle, a répondu avec la ‘docte ignorance’, une attitude qu’on peut considérer comme fondatrice d’une certaine conscience herméneutique, courant le risque de paraître anachronique, et qui, au-delà de ses conséquences épistémologiques, a aussi une signification éthique et esthétique dont l’actualité me semble indéniable.